Extrait de Lancelot ou le chevalier de la charrette

Lancelot et ses deux compagnons parviennent aux abords du château où Méléagant retient la reine Guenièvre prisonnière. Pour délivrer celle qu’il aime, Lancelot doit traverser le pont de l’épée.

À l’entrée de ce pont effrayantqui fait peur, terrifie , ils mettent pied à terredescendent de cheval et regardent couler drucouler abondamment, vigoureusement l’eau profonde, sombre et perfidetrompeuse, dangereuse, aux flots tumultueuxbouillonnants, bruyants. Et elle est si périlleuse et profonde qu’il n’est personne au monde qui, s’il y tombait, ne serait engloutiavalé comme dans la mer salée.

Quant au pont qui la traversepont qui se trouve au-dessus , il n’est pareil à nulaucun autre et jamais sans doute il n’en exista ni n’en existera de semblablepareil. Si on veut savoir la vérité, jamais pont ne parut si sinistrehorrible et tablier plus détestable : ce pont qui traversait l’eau glacée était constitué d'une épée tranchante et bien fourbiepolie, brillante. Cette épée dure et solide mesurait bien la longueur de deux lancesune lance mesure environ 2m30.[…]

Ce spectacle attristait fort les deux compagnons du chevalier car ils pensaient voir, de plus, deux lions ou deux léopards enchaînésattachés avec une chaîne à un bloc de pierre à l’autre extrémitébout du pont. La vue de l'eau, du pont et des lions les met dans un tel effroi qu’ils en tremblent de peur. […]

Ils essaient de dissuaderfaire changer d'avis Lancelot mais en vainsans succès.

Ils ne savent plus que dire mais l’un et l’autre laissent libre cours à leurs soupirs et à leurs larmes. Lui Lancelot s’apprête du mieux qu’il le peut à traverser le gouffreprécipice et, chose étonnante, il enlève de ses pieds et de ses mains l’armure qui les recouvre ! Il n’arrivera pas indemnesain et sauf de l’autre côté ! Mais il s’est bien mieux tenu sur l’épée tranchante comme une faux, mains et pieds nus […] Il ne s’inquiétait pas trop de se blesser les mains et les pieds car il préférait s’estropier s'estropierse blesser, se mutiler plutôt que de tomber du pont et de prendre un bain forcé dans cette eau dont il n’aurait jamais réussi à se sortir. En souffrant le martyr des souffrances terribles qu’on lui avait préparé, il entreprend sa douloureuse traversée en se blessant les mains et les pieds. Mais Amour qui le guide Lancelot est secrètement amoureux de la reine Guenièvre soigne ses coupures qui lui sont plus douces à supporter. En s’aidant des mains, des pieds et des genoux, il réussit enfin à parvenir à l’autre bout du pont.

Lancelot ou Le Chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes, vers 1170.

Lancelot passant le pont de l'Épée, enluminure d'un manuscrit en quatre volumes réalisés pour Jacques d'Armagnac, duc de Nemours. Atelier d'Evrard d'Espinques. Centre de la France (Ahun), vers 1475