Octave Mirabeauécrivain français, ami de Maupassant
Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d'une colline, proches d'une petite ville de bainsstation thermale, où l'on va en cure. Les deux paysans besognaient dur sur la terre infécondeterre qui ne produit rien pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets quinze mois environ ; les mariages et, ensuite les naissances, s'étaient produites à peu près simultanémenten même temps dans l'une et l'autre maison.
Les deux mères distinguaient à peine leurs produitsleurs enfants dans le tas ; et les deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur tête, se mêlaient sans cesse ; et, quand il fallait en appeler un, les hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable.
La première des deux demeures, en venant de la station d'eaux de Rolleportville imaginaire, au nom normand, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un garçon ; l'autre masuremaison misérable abritait les Vallin, qui avaient une fille et trois garçons.
Léon-Augustin LHERMITTE, La Paye des Moissonneurs, 1882
Tout cela vivait péniblement de soupe, de pomme de terre et de grand air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir, les ménagères réunissaient leurs miochesenfants pour donner la pâtéedonner un mélange grossier de nourriture, comme des gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par rang d'âge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage. Le dernier moutardenfant avait à peine la bouche au niveau de la planche. On posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau où avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons ; et toute la lignée mangeait jusqu'à plus faim. La mère empâtaitnourrissait de pâtée elle-même le petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour tous, et le père, ce jour-là, s'attardait au repas en répétant : "Je m'y ferais bien tous les jours"
Par un après-midi du mois d'août, une légère voiturecalèche tirée par un cheval s'arrêta brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d'elle :
- Oh ! regarde, Henri, ce tas d'enfants ! Sont-ils jolis, comme ça, à grouillercourir, s'agiter en tous sens dans la poussière.
L'homme ne répondit rien, accoutuméhabitué à ces admirations qui étaient une douleur et presque un reproche pour lui.
La jeune femme reprit :
- Il faut que je les embrasse ! Oh ! comme je voudrais en avoir un, celui-là, le tout petit.
Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et pommadés de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se débarrasser des caresses ennuyeuses.
Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle revint la semaine suivante, s'assit elle-même par terre, prit le moutard dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les autres ; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait patiemment dans sa frêlefine et élégante voiture.
Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les jours, les poches pleines de friandises et de sous.
Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières.
Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle ; et, sans s'arrêter aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la demeure des paysans.
Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe ; ils se redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors la jeune femme, d'une voix entrecoupée, tremblante commença :
- Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon...
Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.
Elle reprit haleine et continua :
- Nous n'avons pas d'enfants ; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous le garderions... voulez-vous ?
La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda :
- Vous voulez nous prend'e Charlot ? Ah ben non, pour sûr.
Alors M. d'Hubières intervint :
- Ma femme s'est mal expliquée. Nous voulons l'adopter, mais il reviendra vous voir.S'il tourne biens'il devient un homme respectable, comme tout porte à le croire, il sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il partagerait également avec eux. Mais s'il ne répondait pas à nos soins s'il ne répondait pas à nos attentes, nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs, qui sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on a aussi pensé à vous, on vous servira jusqu'à votre mort, une renterevenu régulier en argent de cent francs par mois. Avez-vous bien compris ?
La fermière s'était levée, toute furieuse.
- Vous voulez que j'vous vendions Charlot ? Ah ! mais non ; c'est pas des choses qu'on d'mande à une mère çà ! Ah ! mais non ! Ce serait abominationchose qui inspire l'horreur.
L'homme ne disait rien, grave et réfléchi ; mais il approuvait sa femme d'un mouvement continu de la tête.
Mme d'Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutiaparla avec difficulté, bredouilla:
- Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas !
Alors ils firent une dernière tentative :
- Mais, mes amis, songez à l'avenir de votre enfant, à son bonheur, à ...
La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole :
- C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout réfléchi... Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis d'vouloir prendre un éfant comme ça !
Alors Mme d'Hubières, en sortant, s'avisas'aperçut qu'ils étaient deux tout petits, et elle demanda à travers ses larmes, avec une ténacitépersévérance, obstination de femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre :
- Mais l'autre petit n'est pas à vous ?
Le père Tuvache répondit :
- Non, c'est aux voisins ; vous pouvez y aller si vous voulez.
Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa femme.
Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches de pain qu'ils frottaient parcimonieusementavec parcimonie, en l'économisant avec un peu de beurre piqué au couteau, dans une assiette entre eux deux.
M. d'Hubières recommença ses propositions, mais avec plus d'insinuationsallusions, de précautions oratoiresmanière prudente de parler pour amadouer ses interlocuteurs, d'astuce.
Les deux rurauxpaysans hochaient la tête en signe de refus ; mais quand ils apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considèrent, se consultant de l'oeil, très ébranlés.
Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin demanda :
- Qué qu't'en dis, l'homme ? Il prononça d'un ton sentencieuxgrave,solennel :
- J'dis qu'c'est point méprisable.
Alors Mme d'Hubières, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner plus tard.
Le paysan demanda :
- C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire ?
M. d'Hubières répondit :
- Mais certainement, dès demain.
La fermière, qui méditait, reprit :
- Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit ; ça travaillera dans quéqu'z'ans ct'éfant ; i nous faut cent vingt francs.
Mme d'Hubières trépignant d'impatience, les accorda tout de suite ; et, comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelé aussitôt, servirent de témoins complaisants.
Et le jeune femme, radieuse, emporta le marmotenfant hurlant, comme on emporte un bibelot désiré d'un magasin.
Les Tuvache sur leur porte, le regardaient partir muets, sévères, regrettant peut-être leur refus.>
On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire ; et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les agonisait d'ignominiesaccablait d'insultes, répétant sans cesse de porte en porte qu'il fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c'était une horreur, une saleté, une corromperie"fait d'être corrompu" (mot inventé).
Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec avec ostentationen insistant, en le montrant, lui criant, comme s'il eut comprisil avait compris:
- J't'ai pas vendu, mé, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's éfants, mé. J'sieus pas riche, mais vends pas m's éfants.
Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour des allusions grossières qui étaient vociféréesprononcées avec colère, en hurlant devant la porte, de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par se croire supérieure à toute la contrée parce qu'elle n'avait pas venu Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient :
- J'sais ben que c'était engageant, c'est égal, elle s'a conduite comme une bonne mère.
On la citait ; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé dans cette idée qu'on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses camarades, parce qu'on ne l'avait pas vendu.
Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureur inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là.
Leur fils aîné partit au service. Le second mourut ; Charlot resta seul à peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres soeurs cadettes qu'il avait.
Il prenait vingt et un ansallait avoir vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture s'arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en cheveux blancs. La vieille dame lui dit :
- C'est là, mon enfant, à la seconde maison.
Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.
La vieille mère lavait ses tabliers ; le père, infirme, sommeillait près de l'âtrecheminée. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit :
- Bonjour, papa ; bonjour maman.
Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d'émoi son savon dans son eau et balbutia :
- C'est-i té, m'n éfant ? C'est-i té, m'n éfant ?
Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en répétant : - "Bonjour, maman". Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne perdait jamais : "Te v'là-t'i revenu, Jean ?". Comme s'il l'avait vu un mois auparavant.
Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite sortir le fieufils dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le maire, chez l'adjoint, chez le curé, chez l'instituteur.
Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.
Le soir, au souper il dit aux vieux :
- Faut-i qu'vous ayez été sots pour laisser prendre le p'tit aux Vallin !
Sa mère répondit obstinément :
- J'voulions point vendre not' éfant !
Le père ne disait rien.
Le fils reprit :
- C'est-i pas malheureux d'être sacrifié comme ça !
Alors le père Tuvache articula d'un ton coléreux :
- Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gardé ?
Et le jeune homme, brutalement :
- Oui, j'vous le r'proche, que vous n'êtes que des niantsidiots. Des parents comme vous, ça fait l'malheur des éfants. Qu'vous mériteriez que j'vous quitte.
La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié :
- Tuez-vous donc pour élever d's éfants !
Alors le gars, rudement :
- J'aimerais mieux n'être point né que d'être c'que j'suis. Quand j'ai vu l'autre, tantôt, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit : "V'là c'que j'serais maintenant !".
Il se leva.
- Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n'pas rester ici, parce que j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie d'misère. Ca, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais !
Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.
Il reprit :
- Non, c't' idée-là, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller chercher ma vie aut'part !
Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec l'enfant revenu.
Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria :
- Manantspaysans grossiers, sans éducation, va !
Et il disparut dans la nuit.
Guy de Maupassant, Les contes de la bécasse , 1882