L’isolement

Alphonse de Lamartine (1790 - 1869)

Poète romantique et homme politique, né à Mâcon. Son premier recueil, les "Méditations poétiques" a été publié en 1820. Dans "L'Isolement", le poème qui ouvre ce recueil, Lamartine évoque la perte de son amante Julie Charles, emportée par la tuberculose, un an après leur rencontre. Le poète est inconsolable.

Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,

Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;

Je promène au hasard mes regards sur la plaine,

Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.


Ici, gronde le fleuve aux vagues écumantes ;

Il serpente, et s’enfonce en un lointain obscur ;

Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes

Où l’étoile du soir se lève dans l'azurle ciel.


Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,

Le crépuscule encor jette un dernier rayon,

Et le char vaporeuxfait de vapeur de la reine des ombres la lune

Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon.


Cependant, s’élançant de la flèche gothiquepointe d'un clocher taillé à la période gothique,

Un son religieux se répand dans les airs,

Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique

Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.


Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente

N’éprouve devant eux ni charme ni transportsémois,trouble affectif, généralement amoureux,

Je contemple la terre ainsi qu’une ombre errante :

Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.


De colline en colline en vain portant ma vue,

Du sud à l'aquilonvent froid du Nord, de l’aurore au couchant,

Je parcours tous les points de l’immense étendue,

Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend. »


Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,

Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?

Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.


Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,

D’un oeil indifférent je le suis dans son cours ;

En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,

Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours.


Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrièrecourse du Soleil,

Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ;

Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire,

Je ne demande rien à l’immense univers.


Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,

Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,

Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,

Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux !


Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire ;

Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour,

Et ce bien idéal que toute âme désire,

Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !


Que ne puis-je, porté sur le char de l' Aurorela déesse romaine Aurora était censée monter sur le char d'Hélios le matin pour faire se lever le jour,

Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi !

Sur la terre d’exil pourquoi restè-je encore ?

Il n’est rien de commun entre la terre et moi.


Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,

Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ;

Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :

Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !


Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, 1820